vendredi 8 mai 2015

Le roman historique : mythe ou réalité ? L’exemple du livre de Henry Bordeaux : La vie héroïque de Guynemer

Camille BRUN et Christian BRUN

Henry Bordeaux, académicien, écrivain reconnu, oeuvre dans l’aviation durant le premier conflit mondial en tant qu’officier d’état-major. Ses écrits, dits historiques, portent en particulier sur la vie des héros et la figure des chefs. Son style est souvent emphatique et très classique. La plupart de ses œuvres sont destinées à la jeunesse. Il est nécessaire de souligner que Bordeaux a des convictions conservatrices et royalistes que l’on retrouve en particulier dans sa façon d’utiliser l’histoire. Il est à souligner qu’Henry Bordeaux est probablement l’auteur le plus lu au début du XXème siècle et fut un des romanciers les plus populaires.
Ses œuvres historiques se réfèrent constamment aux héros grecs, à l’épopée de Charlemagne et en particulier à Roland, mais également aux héros bâtisseurs et sauveurs de l’histoire de France et bien évidemment aux généraux d’Empire. Il fait donc appel aux héros romantiques, aux enfants soldats, aux héros gardiens et protecteurs. Il écrit en pleine période de propagande, et de censure, ce qui explique que Jean-Norton Cru puisse épingler Bordeaux comme un « demi-publiciste de propagande » qui défigure la guerre puisque n’étant pas un témoin direct. En effet, la guerre aérienne n’a pas été couverte par les journalistes. De plus on peut penser que ses écrits correspondent à une commande, et probablement à celle du père de Georges Guynemer, d’où cette complaisance, cette emphase.
Le "Vieux Charles" en  vol

Examiné à la lumière du contexte particulier de la Première Guerre mondiale (propagande, censure, patriotisme exacerbé, presse spécialisée), le déroulement de la courte vie de Guynemer va permettre de tracer les lignes de construction du personnage et d’expliquer comment l’image de ce pilote a été dessinée. L’étude tentera de dégager les phases et les éléments mis en place afin de construire le mythe. Cette montée en puissance vers la gloire comporte des étapes essentielles que l’on retrouve dans la plupart des hagiographies.


Henry Bordeaux qui procède donc par étapes va d’abord donner naissance au futur héros. Il invente une ascendance guerrière à Guynemer qui doit appartenir à la race des sauveurs et des héros protecteurs. Dans cette ascendance l’image du père, ancien officier saint-cyrien sert celle du fils. Elle est omniprésente tout au long de cette aventure. Né la veille de Noël, l’auteur se sert de ce signe annonciateur pour associer les références religieuses et laïques. Il dépeint ensuite un adolescent tenace, volontaire et meneur, c'est-à-dire possédant les parfaites qualités du chasseur. En ce qui concerne ses capacités physiques l’auteur joue sur l’agilité, le coup d’œil, la ruse. Il nous entraîne vers le héros romantique, celui qui incarne l’idéal républicain et les vertus nationales.
Puis il met en place l’attente. Ajourné, pourra-t-il entrer dans l’aviation ? Il réussit miraculeusement parce qu’il est opiniâtre. La phase initiatique commence. Il sera élève mécanicien, puis élève pilote. Son parcours doit être rapide. Mais le doute doit subsister et Guynemer est dépeint comme un pilote à la réussite improbable malgré l’obtention de son brevet. Affecté en escadrille, on lui trouve un protecteur, qui l’amène vers sa première victoire. Il devient le chasseur. Bordeaux, dans cette phase joue avec les banalités aéronautiques, il s’appuie sur les descriptions que l’on ne peut pas critiquer, mais en revanche, il joue avec le lecteur sur la miraculeuse métamorphose.

Trois As dans une carlingue
La troisième scène, dépeint Guynemer dans la guerre. L’auteur montre le pilote qui ne laisse rien au hasard, le pilote précis, efficace, calme. Mais il est indispensable de le transformer en prédateur car il a un devoir de victoires. Alors Bordeaux diabolise l’ennemi afin de rendre son élimination acceptable. Guynemer peut alors être l’acteur principal de ce spectacle sanglant. Il doit rester dans le peloton de tête et doit mener une course aux victoires. Bordeaux s’appuie sur les caractéristiques déjà avancées : il est courageux et ne rompt jamais le combat. Il est également présenté comme le chasseur solitaire qui aime les longues « traques ». Mais Bordeaux en fait également un technicien aux grandes capacités scientifiques. Il est aussi l’enfant chéri de la France et des poilus, le héros protecteur qui possède une haute conception du devoir. L’auteur n’oublie pas d’en faire un vrai chef militaire dont la carrière fulgurante lui permet de sauter les étapes.

L'As des As
Dans la dernière phase l’auteur prépare la disparition. Bordeaux construit un Guynemer, plus humain qui doute et fait preuve de faiblesses. Il dessine un héros fragile, fatigué qui compose avec les honneurs, un fardeau difficile à porter. Il propose une peinture christique. Des changements s’opèrent, le visage se creuse, il vieillit d’un coup et prend conscience de sa mort prochaine. Le 11 septembre il décolle. Brocard qui se déplace pour l’en empêcher arrive trop tard. Guynemer ne revient pas de mission. L’attente est insoutenable, sa mort est impossible. Bordeaux fait durer cette phase afin d’amplifier le mythe. A cette mort se rajoute la disparition totale du corps et de l’avion comme pour mieux immortaliser le personnage. L’« ange de la mort » est naît.
Ainsi, Bordeaux de par sa notoriété, parce qu’il a publié l’ouvrage trois mois après la mort du héros et pendant la guerre, et surtout parce qu’il s’est avant tout adressé à la jeunesse, a probablement permis à la fiction de devenir réalité. Toutes les caractéristiques, toutes les qualités du personnage seront donc des vérités : son ascendance glorieuse impossible à prouver, sa naissance annoncée, son enfance révélatrice, cette phase initiatique qui ressemble à une mise en scène, sa guerre et ses combats, cette préparation au sacrifice, cette disparition attendue mais impossible. Il sait que le public recherche les tableaux et les impressions de la guerre chez les romanciers plutôt que chez les anciens combattants, donc il va s’engouffrer dans cette voie. Jean Norton Cru l’explique dans son ouvrage Témoins : cette façon de faire a nui à l’appréciation de cette magnifique floraison d’impressions personnelles, au profit de toute la littérature des romanciers civils qui prennent la guerre pour thème et en particulier Bordeaux qui écrit en civil bien que portant l’uniforme  On en est venu à formuler les principes sur lesquels la tradition est censée établie : toute œuvre d’expression personnelle ne saurait être qu’œuvre de littérateurs, dégagée de contingences de dates, de faits précis et surtout de sources primaires donc de preuves historiques. Il n’y a alors plus de place pour l’histoire et l’analyse scientifique, pour la preuve. Il est alors impossible de toucher au héros, il est indestructible. Mais au-delà du héros c’est également son environnement qu’il est interdit d’approcher c'est-à-dire ici, le monde des pilotes, le monde de la chasse, le monde des as de l’aviation.

Le trophée après la victoire
      

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