jeudi 5 février 2015

Plaidoyer pour la culture (1)

Christian BRUN
Centre de Recherche de l’Armée de l’air (CReA), École de l’Air, 13 661, Salon Air, France


d'après le Général L. M. CHASSIN


La véritable école du commandement est la culture générale (Ch. De Gaulle)

En octobre 1946, dans le numéro 1 de la revue Forces Aériennes Françaises, le Général L. M. Chassin, fait paraître un article sur la culture. Il écrit notamment : « Il y a peu d’officiers cultivés dans l’armée française et singulièrement dans l’aviation. » Il rajoute, que la difficulté des revues de l’époque à trouver des rédacteurs de valeur en est une preuve significative. Il s’interroge sur cette carence en 1946 alors qu’à la fin du XIXe siècle la France était certainement le pays où l’on trouvait le plus d’écrivains militaires. Les œuvres étaient lues, étudiées, discutées partout. Il existait des cercles, des réunions d’officiers qui travaillaient et publiaient des bulletins toujours passionnants. Certains militaires étaient connus pour leur plume comme par exemple Ardant du Picq, Lewal, Cardot, Colin, Pierron, Maillard, Gilbert, ou encore Langlois. Le général mentionne qu’aujourd’hui, on peut compter sur les doigts les écrivains militaires capables d’écrire vingt pages intéressantes.



Il pose donc deux questions essentielles : pourquoi un tel vide et pourquoi la culture générale et sa fille la culture militaire sont-elles à ce point négligées ? Il se propose alors d’examiner ces deux problèmes et pour ce faire essaie de définir, tout d’abord, la culture générale et ensuite de cerner au mieux la culture militaire. C’est donc les passages les plus pertinents de cette présentation que nous vous proposons. Soixante-dix ans après, certaines idées apparaissent pleines de bon sens et certains préceptes énoncés semblent intemporels.    

Et tout d’abord qu’est-ce que la culture générale ?

D’aucuns s’imaginent qu’elle fait à peu près uniquement appel à la mémoire et que serait vraiment un homme cultivé celui qui, semblable au héros du « 41e fauteuil », aurait appris par cœur le Dictionnaire Larousse. Cette conception est entièrement fausse. La culture générale, si elle fait appel à la mémoire, demande autre chose que la connaissance d’une simple collection de faits. Bien au contraire, elle est le seul apanage de ceux qui sont capables de construire d’harmonieuses synthèses et de dégager du tourbillon du provisoire et du passager l’édifice des lois générales.
Qu’on me comprenne bien. A l’heure actuelle un Pic de la Mirandole ne saurait exister, et s’il veut arriver à la prééminence dans un rayon quelconque du savoir humain le travailleur doit évidemment se spécialiser, devenir ce que les Américains appellent un « expert ». Il aura d’ailleurs peu de peine. Quelle que soit la tranche qu’il choisisse il lui suffira de quelques années après le baccalauréat pour avoir touché aux limites du savoir humain, car nous sommes encore à l’aube du règne de l’esprit, et les constructions mathématiques les plus compliquées sont facilement assimilables par un étudiant de 25 ans suffisamment doué.
La culture générale présente un problème beaucoup plus difficile. Là il n’est pas question de suivre jusqu’au bout un sillon qui va s’amenuisant très vite. Il faut au contraire, s’engager raisonnablement au sein des principales disciplines, en connaître les lois générales, en dégager l’évolution probable et, dès que cela est possible, se trouver apte à utiliser les découvertes nouvelles du spécialiste. […]
L’auteur continue son plaidoyer sur l’acquisition, la connaissance des  notions de base.
Ici intervient en effet la question capitale des notions de base qui sont l’essence même de la culture générale. Ces notions de base, nous les connaissons tous, mais malheureusement nous nous empressons de les oublier bien vite, parce qu’elles ont été mal digérées. Ce sont tout bonnement celles qu’on nous enseigne au Lycée et qui forment à peu près le programme du simple baccalauréat. Histoire de l’art, histoire, géographie, sciences mathématiques, physiques et naturelles, philosophie même, pour toutes ces matières le niveau est largement suffisant. S’il faut cependant y ajouter certaines disciplines qu’on n’enseigne pas au lycée : sciences économiques, financières, sociales et politiques en particulier, on peut dire qu’il est peu de Facultés ou de grandes Ecoles – mêmes militaires – qui ne permettent, peu après le bachot, d’en acquérir les nécessaires rudiments. A la sortie d’une école comme Saint-Cyr, polytechnique, Centrale ou Navale, des « Sciences Po » ou du Droit, le jeune homme de 22 ans a donc dans sa gibecière tout ce qui lui permettra de « devenir » un homme cultivé.
Et cependant nous voyons bien souvent ce même jeune homme, peu d’années après, se montrer incapable de rédiger sans document un rapport sur une question qu’il eût estimée facile à la sortie du lycée. C’est qu’à la sortie de ce lycée, justement, ce jeune homme n’avait pas digéré ce qu’il avait appris. Il ne s’était pas formé en lui ce soubassement indestructible qui fait que nous n’oublierons jamais les lois de l’arithmétique ou la distance de la terre à la lune. Son œil avait erré sur les manuels d’histoire, mais il n’avait pas été capable de dégager les grandes lois qui président à la formation des grands empires. Il avait tout ce qu’il lui fallait pour acquérir la culture. Mais les matériaux ne font pas la maison. Il se trouvait comme le maçon devant les pierres et le mortier. Un long travail l’attendait encore.
Ce travail, qui mène à une culture étendue, est un travail de tous les instants. Il ne consiste pas à se « tenir au courant » en lisant de multiples magazines, car on ne peut pas se tenir au courant d’une question dont on ne connaît pas les éléments primordiaux. Qu’ont pu comprendre les lecteurs des nombreux articles sur la bombe atomique s’ils n’avaient pas au préalable quelques solides notions de physique et de chimie classiques et s’ils ne se sont pas donné la peine de relire attentivement leurs manuels ? Combien de gens se targuent de discuter les mérites d’Honegger ou de Strawinsky qui n’ont pas la moindre notion de contrepoint ou d’harmonie ! Et n’entendons-nous pas tous les jours d’interminables palabres sur l’économie dirigée et l’économie libérale, menées par des personnages pour qui Jean-Baptiste Say ou Bastiat seront toujours d’illustres inconnus ?
La première tâche qui attend le jeune homme qui sort du lycée est donc de « recommencer » lui-même son éducation, en travaillant seul et sans maître. La vie l’aidera dans cette tâche immense. Pour tout ce qui concerne sa spécialité et les disciplines avoisinantes le travail se fera tout seul, au cours du labeur journalier. C’est dans les domaines qui se trouvent en dehors de sa sphère intellectuelle qu’il devra faire porter l’agréable effort qui lui ouvrira les portes de la culture. L’ingénieur, par exemple, c’est vers les arts qu’il se dirigera. Le poète, tel Valéry, vers les sciences. Et il s’agit maintenant de savoir comment il organisera cet agréable effort.
Les connaissances humaines sont de deux ordres très différents : les unes, dites connaissances exactes – avec toutes les réserves que les dernières découvertes obligent à faire sur ce qualificatif – se réfèrent à un ensemble de faits et de lois parfaitement codifiés et qui ne souffrent pas de discussion logique, tout au moins quand ont été admises certaines hypothèses de départ.
Pour cette série de connaissances les « manuels » sont suffisants. Il est inutile pour apprendre les mathématiques de dépouiller soi-même les œuvres originales des grands chercheurs des siècles passés. Il vaut mieux se plonger dans les cours professés à l’Ecole polytechnique ou à la Faculté des sciences. Quelles que soient les différences de méthode et d’exposé des divers professeurs on arrivera toujours au but. […]
Il en est tout autrement si nous quittons les connaissances exactes pour arriver au domaine où la vérité prend un aspect purement subjectif ou, tout au moins, conjectural. Territoire immense puisqu’il comprend les sciences philosophiques, sociologiques, économiques et financières, et passe par la politique pour aboutir au domaine de l’histoire, de la littérature et des arts. Là, plus moyen d’user de manuels commodes. En dehors de certains faits sur lesquels on s'accorde, la vérité prend mille aspects divers. Les thèmes se contredisent et s’entrecroisent. Vue par Bainville ou par Aulard, la Révolution prend un tout autre visage. Le matérialisme et le spiritualisme s’affrontent en un millénaire combat. L’économie libérale oppose un dernier carré aux tenants de l’étatisme. […]
Ainsi le jeune homme risque-t-il de tomber – et il y tombe généralement aux alentours des années vingt, car il est ardent, vigoureux, prêt à l’outrance et à l’injure – sur l’écueil dangereux du « snobisme ». Le « snobisme » consiste à admirer, a priori, tout ce qui a la réputation d’être « d’avant-garde ». La peur d’être retardataire amène à d’étranges confusions et les jeunes gens en arrivent souvent à s’enthousiasmer pour des œuvres dont, dans leur for intérieur, ils ne goûtent guère la mystérieuse « beauté ».
Bien entendu, il n’est pas question de prêcher ici un conservatisme désuet. Rien de plus légitime au contraire que l’admiration raisonnée pour des écrivains et des artistes d’avant-garde qui, apportant aux hommes une nouvelle manière de voir ou de sentir, les trouvent au début dépaysés et incompréhensifs. Mais, justement, une telle attitude n’est valable que si elle est le résultat d’une quête constante et d’une culture poussée. Or les jeunes gens qui se pâment devant certains tableaux ignorent l’A B C de la peinture et n’ont jamais recherché la compagnie des peintres classiques du passé.
Classiques : le mot est lâché et il faut bien qu’on y arrive. Oui n’hésitons pas à le dire. La base de la culture – dans le domaine des disciplines « non exactes » – n’est autre que la fréquentation des génies dont le consensus universel, décanté par l’écoulement des siècles, nous assure la pérenne valeur. Au long enlisement des années n’échappent que les plus hauts sommets. Et il est de notre devoir de faire avec eux ample connaissance. Conseil éternel et que Flaubert donnait déjà, dans sa correspondance, à un jeune ami désireux de s’instruire. Il faut relire les classiques, pour soi, en dehors de toute préoccupation scolaire, les lire et les relire, se pénétrer de leurs leçons. Et non pas seulement les classiques français mais bien les grands classiques mondiaux, et dans tous les secteurs de la connaissance humaine. Combien avons-nous vu de jeunes élèves capables d’écrire plusieurs pages sur des pièces ou des romans dont ils n’avaient jamais lu une ligne, se contentant de résumé critique qu’avaient fait à leur usage Faguet, Brunetière ou Lanson !
Méthode sans intérêt. Il faut entreprendre, là comme ailleurs, le « pèlerinage aux sources ». Alors, après s’être plongé dans les divers courants, avoir subi le choc des remous contradictoires – et alors seulement – le jeune homme verra se dessiner en lui les linéaments d’une opinion solide et bien ancrée. Bien souvent sans doute rejettera-t-il, avec un subtil regret, beaucoup des admirations outrancières de ses débuts. Mais aussi pourra-t-il se dire avec un légitime orgueil qu’il est désormais capable de se faire une opinion personnelle sans attendre celle des snobs du jour. Dégagé des « modes » passagères il aura, part un long travail, découvert les lois générales de la valeur artistique, littéraire ou même scientifique. Il se sera forgé de solides critères et lorsqu’il discutera désormais une question il sentira la force que lui donne ce soubassement de connaissances dont nous parlions tout à l’heure, qui lui permettra de jeter des ponts, d’établir des relations et de découvrir des rapports. Satisfaction aussi de pouvoir donner à son plaisir une assise autre qu’une sensation presque animale et de pouvoir répondre à l’argument ridicule : « Du moment que je trouve cela beau, c’est beau », argument qui justement nie la culture […]
Expliquer son plaisir, triompher dans des discussions, voilà des victoires bien modestes. Si la culture générale, qui demande tant d’efforts – et d’efforts personnels –, n’amenait qu’à de tels succès, vaudrait-elle la peine d’être recherchée ? Peut-être. Mais elle est, et spécialement pour nous militaires, d’un intérêt bien autrement puissant.

Général L.-M. CHASSIN

Dans un prochain article nous verrons, avec le général Chassin, comment il définit la culture militaire. 

1 commentaire:

  1. Dominique COLIN2 avril 2015 à 16:02

    Je suis toujours particulièrement étonné et meme agacé par ce dénigrement systématique de la connaissance des sciences dites "dures" (rien que l'adjectif démontre le côté péjoratif du raisonnement), telles que les mathématiques et la physique au profit des sciences "sociales" ou de la culture générale (qui peut être contre le social ou la culture ?). Contrairement à ce qui est avancé, n'importe quel étudiant un peu doué n'est pas capable "d'assimiler les constructions mathématiques les plus complexes". La maitrise des mathématiques, leur comprehension intime demandent des qualités intellectuelles d'abstraction très rares. Et ceux qui en sont pourvu ne sont peut être pas les plus locaces ou les plus brillants en société. Néanmoins, leur contribution à la victoire est tout aussi fondamentale que certains théoriciens du verbe ou du concept. J'en veut pour prevue Mr Turing qui a inventé la machine ayant cassé le code Enigma. Le vrai problème est que dans les armées on ne sait pas se servir efficacement de cette competence rare, qu'elle ne fait l'objet d'aucune promotion, voire meme est elle raillée, voire méprisée comme on peut malheureusement le lire dans les écrits que je suis en train de commenter. tous cela au grand profit des autres armées qui sourient sous cape de faire le travail de sape qu'elle ne pourraient se permettre vis à vis de nos cadres. Car les armées ont toujours été et le sont encore plus aujourd'hui en competition.
    Mais pour prendre un autre angle, il convient aussi de rappeler que l'armée de l'air n'aime pas les libres penseurs. J'ai pu le vivre lors de ma scolarité au Collège Interarmées de défense lorsque j'ai osé remttre en cause la dogma stratégique de l'époque (les cinq cercles de Warden) en confrontant cette théorie à l'exemple de la guerre en Serbie, en utilisant les thèses de R. Szafranski. Et bien, heureusement que j'ai été à l'époque soutenu par le directeur du CID sinon, on m'intimait de revoir mon texte...

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